C’était un petit lac à la clarté aveuglante.
L’eau en était si limpide que j’avais l’impression de pouvoir voir le fond en son
centre. Il était de forme ovale, d’une centaine de mètres de long tout au plus,
lové dans le vert ondoyant de collines couvertes de pins, comme un diamant
serti d’émeraudes dépolies. Sa clarté, de même que le sable fin qui tapissait
le fond et la rive sans branche morte ou roche qui l’aurait troublé, lui
conféraient un aspect irréel, celui d’une piscine miraculeuse formée par les
éléments.
Une
dizaine de baigneurs épars étaient entrés dans l’eau. Des hommes et des femmes
en maillot de bain, seuls, semblaient davantage inspecter le plan d’eau que
s’adonner aux joies de la baignade. Bien plus que la clarté de l’eau, ce qui
les fascinait jusqu’à les figer sur place était le miroir parfait de la
surface. Les rides provoquées par les mouvements semblaient s’estomper
instantanément, comme si l’eau était trop lourde pour être mue, et le reflet se
trouvait à peine perceptiblement interrompu. Anomalie géologique ?
Illusion d’optique d’une journée fraîche de printemps sans le moindre courant
d’air ? Je ne saurais dire mais tous semblaient partager le même
émerveillement devant cette eau qui n’avait rien du monoxyde de dihydrogène
habituel. Tout y était reflété à la perfection. Vous pouviez suivre sans faille
les méandres du trajet de chasse d’une libellule et de son double inversé à sa
surface tout comme le haut vol plané d’un urubu. Je dirais même que le reflet
semblait plus net encore que la réalité. C’était comme si une légère brume
voilait les choses et les êtres alors que le lac renvoyait une image dont les
contours semblaient graver votre rétine au tison ardent. Les contrastes étaient
aussi plus intenses et les ombres avaient cette légère opalescence du
vif-argent des alchimistes.
Plusieurs
fois j’ai vu des baigneurs stopper net leur marche dans l’eau. Ils paraissaient
hypnotisés par leur image, guettant un rictus ou le mouvement rapide d’une paupière.
C’était comme si leur reflet était leur véritable identité et que le pantin de
chair qui composait leur corps n’avait été qu’un ersatz temporaire. Ils
semblaient émus de se découvrir, ils semblaient renaître. Une femme a
délicatement porté une main à la surface de l’eau pour se caresser la joue. Un
homme a murmuré quelques mots qui pesaient lourdement sur son cœur et le
mutisme bienveillant de son image l’a fait fondre en larmes. Cette vision
n’avait pourtant rien d’angoissant. Il flottait une atmosphère sereine de
réconciliation qui engourdissait l’esprit et alourdissait les gestes. Toute
forme d’anxiété semblait être drainée dans le puits de cette eau. Tous en
étaient épris. Je fut si troublé par ce spectacle que je pensai que s’il
existait un dieu et qu’il avait un œil pour voir, ce ne pouvait être que cet
étang à ciel ouvert où tous les drames s’abîmaient. Aucun dispositif ne pouvait
mieux sonder les âmes que la plus parfaite des images.
Mon
attention se concentra sur un jeune homme à la peau matte et au corps
superbement musclé. Son visage avait une finesse toute féminine à laquelle ses
cheveux sombres et sa barbe en bataille ajoutaient une hardiesse sauvage. Je
l’avais vu lentement rouler une grosse pierre en forme d’œuf vers le lac.
Maintenant accroupi dans l’eau, il bougeait sa pierre d’avant en arrière, à
tâtons, comme s’il cherchait un endroit précis où la bouger sans jamais le
trouver. C’était comme si, malgré la limpidité phénoménale de l’eau, la pierre
immergée n’étant pas reflétée à la surface, il ne la voyait tout simplement
pas ! Quelle impression fascinante et terrifiante ! La vue en totale
négation du toucher. Absorbé par son étude, le jeune homme roulait sa pierre,
tel Sisyphe, en bordure d’un net clivage dans le fond du lac. Chose étrange,
celui-ci semblait être composé de deux profondeurs distinctes sans la moindre
progression entre les deux, comme s’il y avait eu autrefois un affaissement
franc et soudain, ce qui accentuait davantage cette impression de piscine
naturelle. Les baigneurs marchaient dans la partie moins creuse, de moins d’un
mètre environ, et qui avait la forme d’une anse attachée à la rive. Mais tout
semblait se jouer à la lisière des deux fonds. J’avais la conviction profonde
que c’est là que l’enchantement prenait naissance.
Soudainement,
le jeune homme demeura pantois, ses bras ballants ruisselaient, son regard
était vide. Il agita les mains au fond de l’eau, incrédule. Il semblait avoir
égaré sa pierre. Il explora fébrilement le sable autour de lui. En vain. Il se
mit alors à déambuler, tel un aveugle à la démarche chaloupée, en décrivant des
arcs autour du point où il s’était aperçu avoir perdu sa précieuse pierre. Sans
succès. Pourtant, il s’obstinait. Il allait et venait sans s’interrompre dans
ce qui s’apparentait maintenant à une danse rituelle délirante et sans fin. Je
me suis dit : « Il est devenu fou. »
Afin
de combattre cette impassibilité de l’eau qui sournoisement me gagnait et
semblait même suspendre la flore aux alentours, je me dénudai et m’avançai vers
elle. J’allais en avoir le cœur net. Je me penchai au-dessus de cette eau. Je
choisis l’endroit le plus élevé de la rive et je plongeai là où débutait la
partie la plus creuse. Je n’ai pas eu l’impression que mon corps fendait l’eau
mais plutôt que celle-ci m’avait engourdi en un éclair sourd. J’ai été avalé
par une lumière très intense et très brève qui m’a immédiatement fait perdre
connaissance.
***
Je
suis revenu à moi dans un tumulte d’eau et de corps. Les baigneurs s’étaient
rassemblés autour de moi pour me secourir mais semblaient lutter férocement
entre eux, ou plutôt, j’avais l’impression qu’ils luttaient à bras le corps
avec leur propre image incarnée de telle façon qu’il m’était impossible de
différencier le double de l’original. Des reproches éclataient, des cris
obscènes me déchiraient les tympans. J’étais stupéfait et paralysé sous les
heurts. Des bras, des jambes, des poitrines haletantes m’écrasaient dans un
remous bouillant de chair auquel se mêlait, à mon effroi, la viscosité de
poissons éberlués, l’œil affolé d’oiseaux empêtrés et l’odeur oppressante du
sexe qui se déchaîne.
À
l’apogée de cette étreinte, j’aperçus un corps étrangement familier se dégager
des autres. Lorsqu’il s’approcha pour m’empoigner violemment, son visage se tourna
enfin vers moi et je le vis dans un éclatement d’horreur sacrée s’aboucher à
mes lèvres et plonger son regard insondable dans le mien. Il était en tous
points identique. C’était moi.
Mathieu Laca
janvier 2015
Mathieu Laca
janvier 2015